Extrait de : un adolescent dans la tourmente

Giovanni Nart - Sylvie Langevin 

 

Petite virée

 

Un dimanche, nous décidons d’aller au Crotoy, un port de l’autre côté de la baie. Nous sommes une douzaine avec le garde qui porte sur lui son accordéon. Dix kilomètres à pieds pendant lesquels nous chantons. Il y a plusieurs bistrots en ville, mais aucun n’accepte que l’on y joue de la musique. Finalement, le patron d’un petit café, à la sortie de la ville, nous autorise à chanter et danser entre nous. Bientôt des jeunes filles font leur apparition. Nous les invitons à danser. Elles acceptent volontiers, elles ont été privées depuis si longtemps de danse. La rumeur se répand vite, il y a bientôt plus de cavalières que de cavaliers. Les hommes du village entrent dans le bistrot, observent et repartent aussitôt.

Vers 18 heures nous décidons de repartir pour le cantonnement, en promettant aux filles de revenir le dimanche suivant. Dès que nous avons fait un pas dehors, les jeunes hommes du Crotoy nous tombent dessus. Ce sont des marins pêcheurs, portant casquette noire à visière. Ils n’admettent pas que des étrangers s’amusent avec les filles du village. Nous sommes assaillis de toutes parts, les coups de poings pleuvent. Nous répliquons, mais ils sont plus nombreux que nous, et commencent à sortir des couteaux : nous abandonnons la bataille en courant. À la sortie de la ville, nous passons devant un tas de bois entreposé au bord de la route. Nous nous armons chacun d’une branche qui nous sert de gourdin. Les hommes de Crotoy nous ont rejoints. La bagarre fait rage. Personne ne veut abandonner la partie, mais cette fois nous avons le dessus. Certains repartent le visage en sang.

Nous reprenons le chemin du camp avec la peur d’arriver trop tard, à cause du couvre-feu. Notre garde n’en mène pas large, il craint ses chefs. Ouf, nous arrivons à temps pour prendre un peu de soupe au réfectoire !

D’un commun accord, nous gardons le silence sur cette histoire. À la question : "Vous vous êtes bien amusés au Crotoy, les gars ?" Nous répondons un " Oui ", sans commentaire.

D’autres gars nous disent alors : "Dimanche nous irons au Crotoy à notre tour."

                 

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